Rencontre avec Dounia Bouzidi et Joseph Rozenkopf pour Que restera-t-il ?

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29 Juil 2025


Entrevue réalisée par Sandrine Allen
Article révisé par Léa Mora

Loin d’être intemporelle, l’œuvre d’art s’ancre dans le contexte historique et social où elle a été créée. Dès la fin du XVIIIe siècle, des philosophes comme Hegel ou Friedrich Schlegel, influencés par le romantisme allemand, ont rompu avec les conventions esthétiques du passé et la tradition qui voyait l’art comme un simple objet fonctionnel ou décoratif. Ils ont insisté sur la nécessité de réhabiliter la sensibilité, l’imagination et la présence de l’intuition, affirmant que l’art exprime notre vision du monde et représente une manière d’exister dans le temps. Dans cette perspective, les œuvres ne sont pas de simples vestiges du passé, mais des expériences vivantes qui nous parlent et qui témoignent. 

C’est dans cet esprit que l’exposition Que restera-t-il, présentée au Livart durant l’hiver 2025, propose une réflexion sensible sur la mémoire, la disparition et la persistance des formes. Ainsi, chaque œuvre est une rencontre et devient une trace vivante, un geste qui interroge ce que nous laissons derrière… et ce qui continue, malgré tout, à nous relier.

Crédit photo : Katya Konioukhova
Crédit photo : Katya Konioukhova

Nous avons rencontrés les deux commissaires et ami.e.s, Dounia Bouzidi et Joseph Rozenkopf, pour interroger la manière dont-ils ont vécu leur collaboration et les réflexions qu’ils ont développé autour de cette exposition qui se déroulait dans le cadre de la deuxième édition du Forum arts visuels émergents – FAVE 2025

Pouvez-vous me parler de votre collaboration et de la manière dont vos parcours ont influencé ce projet ?

Joseph : Ça a été un vrai challenge parce qu’on est ami.e.s avant tout. Parfois, quand on se voyait, on ne savait pas si on se voyait en tant que commissaires ou en tant qu’ami.e.s. Très vite, les discussions se chevauchaient. C’est un projet qui s’inscrit un peu dans la durée de notre amitié, car on savait qu’on travaillait bien ensemble, mais ce projet-là était plus spécifique. 

Dounia :  On avait déjà un fort intérêt pour la culture, on allait souvent à des expos ensemble. C’était une activité qu’on partageait beaucoup et ça nous a donné une inspiration commune. Je pense qu’après la vidéo et ce travail professionnel, la perspective de monter une exposition a vraiment catalysé notre collaboration.

On a vite remarqué que nos intérêts esthétiques étaient partagés. Dans ce qu’on aimait, il y avait une vraie convergence, même si notre compréhension et nos parcours étaient différents, on avait quand même une grande connivence esthétique.

Je pense qu’on était déjà convaincu.e.s qu’on allait faire un projet ensemble à un moment ou à un autre, et là, on a enfin eu l’occasion de le développer. 

Grâce à leurs approches construites  au sein de domaines d’études parallèles et d’horizons différents, iels ont adopté une lecture singulière et complémentaire de l’art.

Dounia :  Dans notre manière de travailler, ce qui est intéressant, c’est que l’on vient de deux mondes un peu différents. Joseph a une approche très matérielle des œuvres, il s’intéresse à la façon dont elles sont faites, aux matériaux. Moi, je suis plutôt centrée sur le concept, le discours, la précision esthétique. 

Pour moi, ce qui est intéressant dans notre collaboration, c’est la jonction de ces deux mondes. Joseph a un très bon œil, une belle appréciation des matériaux. Moi, je viens plutôt après, pour créer un discours d’interprétation sur ce qu’on construit. 

Je pense que c’est ça la force de notre binôme. 

Comment avez-vous approché votre premier rôle de commissaire dans la sélection des œuvres et des artistes ?

Dounia :  Quand on choisit des œuvres et des artistes et qu’on décide de les faire cohabiter, c’est nous qui créons le fil rouge de l’exposition. Pour nous, il y avait donc aussi une volonté de laisser une trace au travers de ce fil conducteur.

La notion de transmission est très présente dans l’exposition. Avec cela, on voulait aborder la question de ce que les artistes nous laissent, à nous, au public et au monde. Avec qui dialoguent-ils à travers leurs œuvres ?

C’est également une question qui touche à ce que nous, commissaires, on veut transmettre à travers notre propre interprétation des œuvres.

Finalement, il s’agit, oui, de laisser une trace, mais il est aussi question de s’interroger sur ce qu’il reste concrètement.

L’exposition, qui regroupe huit artistes, avait pour intention de questionner les notions de restes dans la matérialité des œuvres, tout en admettant les considérations politiques chères aux artistes.

Toustes deux travailleur.euse.s culturelles, Dounia et Joseph avaient pour leur part, envie de mettre de l’avant leurs propres réflexions sur la place des artistes montréalais dans le paysage institutionnel et culturel québécois.

Dounia :  Je pense que la notion de trace sera peut-être plus intéressante à aborder du côté de l’émergence. Il y avait cette volonté peut-être un peu égocentrique, mais aussi née d’un intérêt de notre part en tant que commissaires nous aussi dans nos débuts, de montrer les créations d’artistes émergents, de montrer qu’eux aussi peuvent laisser une trace dans le collectif, dans ce qui fait l’art actuellement. 

Et donc selon vous, en quoi les artistes émergents apportent-ils une nouvelle dynamique à l’art contemporain ?

Ce qui se passe dans le monde, les inquiétudes que nous partageons tous, je pense que nos artistes les ressentent aussi. Il ne s’agit pas juste de montrer que nous faisons partie du milieu de l’art émergent et que nous pouvons faire des choses. L’idée était aussi de montrer ce que l’émergence peut apporter plus largement, comme nouveauté, comme nouvel angle de compréhension du monde. 

Le cadre institutionnel de l’art actuel place l’artiste face à une série de choix afin de concilier création et rémunération. Face à ces dilemmes, où “argent” et “art” entrent en collision, plusieurs artistes cherchent à remettre en question l’image romantique de l’artiste « bohème » et de la création libre de contraintes contractuelles. 
L’artiste textile Sam Meech aborde ce sujet avec son œuvre performative 8 hours labor achevée lors de la soirée de vernissage de l’exposition à l’hiver 2025 dernier.

Comment avez-vous abordé le thème de la condition des artistes émergents dans votre exposition ?

Joseph : Que ce soit dans le display ou dans la manière dont elles sont faites, les œuvres étaient d’artistes plutôt DIY 

Le Do it Yourself ou « Fait le toi-même » est un mouvement  associé à une démarche visant l’autonomie de production. Le terme désigne des activités qui cherchent à créer et à réparer des objets en contrepoint d’une expertise conventionnelle. Ceci comprend la fabrication d’objets de la vie courante autant que technologiques ou artistiques.

On a essayé d’éviter d’avoir des œuvres posées un peu aléatoirement. On voulait permettre au visiteur de comprendre comment elles étaient réalisées.

Je crois que tout est assez visible. Par exemple, au début de l’exposition avec le travail de Sam, on ne voit pas uniquement le résultat final, mais on rend visible la démarche. Pareil pour les œuvres de Poline, pour lesquelles on voit les restes de fil à l’arrière. Rendre visible le processus de création nous habitait vraiment et nous tenions à le mettre de l’avant.

8 hours labor, Sam Meech
Crédit photo : Katya Konioukhova

Avec le parallèle de la transmission, l’exposition se concentre aussi sur le traitement de la matière et les techniques utilisées. Même si ce n’est pas le propos principal de chaque artiste, toutes les œuvres demandent un temps fou à faire. Il n’y a aucune œuvre rapide à réaliser.

C’est souvent le cas avec les artistes textiles, mais aussi parfois en peinture. C’est pour cela que nous avons aussi choisi des peintures un peu hors normes, soit de très grands formats, soit les époxy de Charlotte.

Je pense que cette notion de travail, de dureté, de répétition est très présente, notamment dans les œuvres et le travail de Sofia. Il y a une succession dans son parcours de création qui reflète aussi le temps nécessaire pour réaliser l’œuvre finale.

Comment percevoir le travail de création qui demeure invisible parfois même jusqu’au résultat final ?

Dounia :  Oui, il y a en effet vraiment énormément de travail invisible dans la production, ça dépend beaucoup des médiums utilisés. Par exemple, dans l’œuvre de Sam, c’est assez littéral : il travaille pendant huit heures, et justement l’œuvre, c’est ce travail qui dure huit heures. Pour les autres œuvres, il y a aussi beaucoup de temps qui n’est pas visible ni comptabilisé. Je ne sais pas exactement combien de temps Sofia a mis pour ses œuvres, mais ça doit être équivalent, voire plus, à ce que Marwan a investi dans son travail de broderie. Ces broderies, ce sont des œuvres qui demandent un temps fou. Je ne me souviens plus précisément du nombre d’heures, mais ça se compte en centaines d’heures pour chaque pièce.

Nous, on l’a vu, parce que ce sont des gens qu’on connaît très bien. On l’a vu travailler pendant des mois sur ses pièces. Ce n’est pas quelque chose qu’il faisait du matin au soir, mais on sait que ça prend énormément de place dans sa vie. 

Joseph :  Oui, exact ! Il y a un aspect où tu travailles tellement de façon invisible que ce travail est ancré dans la vie quotidienne des artistes.

C’est-à-dire que tu peux être en train de discuter avec quelqu’un, tout en travaillant sur une broderie, même si c’est difficile à juger. Le peu de temps que tu as devient ton temps de création, surtout quand tu n’as pas les moyens de vivre uniquement de ton art. Il y a ce questionnement sur le moment où le temps de travail de l’artiste s’arrête et où commence ton autre travail, parfois étudiant ou autre.

Est-ce que la notion de trace peut aussi faire référence à l’artiste en soi et à sa place au sein de son réseau ? Est-ce que cette dimension est présente dans les œuvres ?

Joseph :   Absolument, toutes les œuvres ont ce rapport à soi. C’est un sujet qu’on a commencé à explorer, même si c’est peut-être un peu une évidence. On a d’ailleurs commencé par ce micro-sujet avant d’ouvrir notre conception pour arriver à quelque chose de plus social.

Chaque artiste laisse forcément une part de lui-même dans son œuvre, même si certaines œuvres le montrent plus explicitement que d’autres.

Je pense que cela fait un peu partie de la transmission et de représentation de soi, une forme d’expression personnelle tournée vers l’extérieur. C’est assez important, notamment dans le geste artistique chez certains créateurs.

Par exemple, dans les œuvres de Poline, on retrouve un héritage commun qui donne un sens très intéressant. Elle travaille avec des nappes syriennes qui appartiennent à sa famille. Il faudrait vérifier cette information pour être exact, mais il me semble que ce sont des pièces qui lui ont été transmises.

À partir de cet héritage, elle crée une conversation imaginaire avec les personnes qui l’entourent, qui lui sont chères. Son œuvre est très intime et personnelle.

C’est un peu similaire parce que toutes les personnes représentées dans ses œuvres sont des proches, des amis. Chaque œuvre capture des moments de vie. Poline est aussi photographe, donc sa pratique artistique garde un lien avec la photographie, mais elle se permet ici d’intégrer des collages dans ses créations. Les titres des œuvres font toujours référence à l’identité des personnes représentées, même si cette identification peut être subtile. Ce n’est pas toujours aussi évident qu’une identification visuelle directe, comme c’est le cas dans d’autres œuvres où la volonté d’exister, ou de laisser une trace, est plus manifeste. 

Crédit photo : Katya Konioukhova

Avez-vous une dernière réflexion par rapport à votre exposition Que restera-t-il ?  ?

Dounia :  Pour moi, le simple fait que des gens se souviennent et soient venus voir notre exposition est déjà une réussite. Je ne pense pas que Joseph ni moi soyons très attachés à ce que l’exposition envoie un message précis ou spécifique. En fait, ce n’est pas quelque chose qui nous appartient vraiment.

Ce qui compte, c’est que les personnes qui viennent, que ce soient des amis ou des proches, soutiennent le projet. Et tant que cette dynamique continue, c’est ce qui importe le plus.

Pendant que tu prépares l’exposition, et même une fois qu’elle est ouverte, il y a beaucoup de réflexions et de travail à faire. Mais les retours, ce n’est pas vraiment à nous de les recevoir directement, souvent, c’est le lieu qui les recueille. 

Pour aller plus loin

@_douniabouzidi

Crédit photo : Julie Chalhoub